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Pour une approche régionale de la fragilité des états sahéliens

Posted on 2013/10/09

Les évenements récents du Mali et le rôle joué par certains pays africains de la région dans la lutte et la victoire contre l’occupation du Nord Mali par une coalition de groupes jihadistes menée par AQMI, a pu donner l’impression que le Mali serait le maillon faible d’une chaîne par ailleurs solide. La réalité des chiffres semble suggérer que c’est toute la région qui est fragile. II n’y a par conséquent de solution durable que régionale. Mais examinons d’abord les faits.

Sur la base du CPIA harmonisé BAD-Banque Mondiale, cinq des treize pays membres du CILSS sont considérés comme états fragiles pour l’année fiscale 2012-2013. II s’agit du Tchad (avec un CPIA de 2.80), de la Côte d’Ivoire (2.85), de la Guinée (3.08), de la Guinée Bissau (3.04) et du Togo (2.94). Ce sont donc les seuls états sahéliens qui sont actuellement éligibles aux financements multilatéraux réservés aux états fragiles.

En élargissant l’analyse à d’autres mesures de la fragilité, on observe que le Bertelsmann Transformation Index-State Weakness Index (BTI), autre indice de référence de la fragilité des états, juge encore plus sévèrement le Tchad et la Côte d’Ivoire, avec des notes respectives de 3.32 et 3.31, sur une échelle croissante avec « l’effectivité de l’état » de 1 à 10, mais évalue le Mali (6.09/10) comme le deuxième état le plus « effectif »[1]<#_ftn1> de la région, après le Benin (6.44/10) , ces deux pays étant les seuls à réaliser un score supérieur à 7/10 pour la variable « transformation politique » qui reflète la qualité des institutions démocratiques, suivis par le Niger à 6.65/10.

L’Index of African Governance (IAG)[2] <#_ftn2>, qui est spécialisé dans l’évaluation de la gouvernance des pays africains, établit la moyenne des états du CILSS à 49.61, sur une échelle de 1 à 100, avec toutefois quelques notes faibles (44/100 pour le Togo, 43/100 pour la Guinée ou même 40/100 pour la Guinée- Bissau) voire très faibles ( Côte d’Ivoire et Tchad avec 33 /100). Le rapport 2012 de l’IAG classe l’ensemble de l’Afrique de l’ouest comme la région qui cumule la plus faible gouvernance et le plus faible développement humain, mais également comme celle qui, comparée aux autres parties du continent, a fait des progrès dans tous les aspects mesurés par l’indice. Le rapport souligne cependant l’extrême faiblesse des capacités des états ouest africains à pourvoir aux besoins essentiels de leur population.

Si l’on se place maintenant dans la perspective du CIFP, qui conceptualise l’état comme devant être doté, pour fonctionner normalement, de trois attributs fondamentaux, que sont l’autorité, la légitimité et les capacités afin de pouvoir assurer la sécurité, la justice et des emplois à ses citoyens[3] <#_ftn3> , alors les états sahéliens apparaissent tous ou presque, beaucoup plus fragiles que ne le disent les indices précédents. En effet, comme l’a révélé la crise malienne, certains de ces états sont en réalité fragiles d’abord et surtout parce que leur territoire comporte des « vastes espaces sous administrés, qui ont juste assez de liens avec le monde (routes, téléphones, etc.) pour permettre aux terroristes, aux seigneurs de la drogue etc. d’opérer, mais n’ont pas suffisamment de présence étatique pour purger le pays de ces menaces » [6]. Les chiffres du classement du CIFP sont assez édifiants à cet égard. On observe tout d’abord que tous les états membres du CILSS, à l’exception remarquable du Sénégal, font partie des 40 états les plus fragiles du monde sur 197 classés. Quatre de ces états ( Tchad, Côte d’Ivoire, Guinée et Mauritanie) appartiennent en 2011 à la catégorie des états très fragiles, ceux qui affichent une note de plus de 6.5 sur une échelle de 1 à 9 mesurant la fragilité de façon croissante. On notera ensuite que plusieurs autres pays du CILSS ont affiché, au moins une fois, un score supérieur à 6 sur les trois dernières années, se qualifiant de ce fait dans le groupe des 20 états les plus fragiles (Niger 6.4 en 2011 et 2009, Guinée 6.4 en 2009, Côte d’Ivoire et Mali 6.4 en 2010). La décomposition des scores fait apparaître une nette insuffisance de l’autorité de l’état au Tchad, en Côte d’Ivoire, en Mauritanie et en Guinée, un déficit important de légitimité en Côte d’Ivoire et au Tchad, mais surtout des faiblesses importantes de capacités de l’état au Niger, au Tchad, au Mali, au Burkina Faso, en Guinée-Bissau et en Mauritanie. Enfin, l’analyse longitudinale indique que si aucun pays de la région n’est pris dans un piège de fragilité qui compromettrait durablement sa stabilisation, seul le Benin semble s’être stabilisé, alors que plusieurs pays de la région connaissent une situation versatile, fluctuant autour du seuil de fragilité, que le rapport qualifie de pays instables. C’est le cas du Sénégal, de la Mauritanie, du Mali et de la Guinée-Bissau. Ainsi, aucun des états membres du CILSS n’est complétement indemne de fragilité, si l’on excepte le Sénégal et encore, puisque le gouvernement n’y a toujours pas résolu le conflit armé en Casamance. Cette rébellion, qui dure depuis 1980, ne met certes pas en péril l’état sénégalais ni même ses institutions démocratiques, qui sont de loin les plus matures de la région. Cependant, la persistance du conflit non seulement représente un défi constant à l’autorité de l’état mais peut constituer une contrainte importante pour un programme de développement dans cette partie sud du pays.

La fragilité des états sahéliens est reflétée de façon tout aussi nette par la piètre quelité de la gouvernance que trahit l’ampleur de la corruption qui y sévit. Les indicateurs de Transparency International sont sans ambiguïté sur ce plan. Tous les états membres du CILSS, à l’exception du Cap Vert qui réalise un score de 60/100, sont dans le rouge, leur performance en matière de lutte contre la corruption étant inférieure à 50 sur une échelle normalisée de 1 à 100. Les scores des états du CILSS varient ensuite de 38/100, pour le Burkina Faso, le second pays le mieux classé, à 19/100 pour le Tchad, perçu comme le plus complaisant vis à vis de la corruption. Suivent, dans l’ordre, le Benin, le Sénégal, la Gambie, le Mali, le Niger, la Mauritanie et la Togo, avec des notes médiocres qui se situent entre 38 et 30/100. La Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau et la Guinée sont dans une situation alarmante, puisqu’ils affichent des scores inférieurs à 30/100, traduisant le fait que l’état ne fait rien ou en tout cas ne réussit rien contre la corruption.

Ainsi, les pays membres du CILSS présentent tous de nombreux éléments d’un contexte national de fragilité, et plusieurs pays sahéliens connaissent des situations de conflits armés actifs, certaines devenues chroniques, mais dont la plus aigue est incontestablement la déstabilisation récente du Mali et, par ricochet et dans une moindre mesure, celle du Nord du Niger et de l’est de la Mauritanie, du fait de l’installation de guérillas djihadistes dans le Sahara. Ces conflits, qui s’ajoutent aux conséquences des troubles que connaît le Nord du Nigeria et à celles de la révolution en Lybie, ont des répercussions sur toute la région. Les causes anciennes des premières rebellions armées dans la région sont connues, qui remontent aux indépendances de ces états et au refus de certains groupes ethniques, notamment Touareg[4] <#_ftn4> , d’être administrés par les états tels qu’ils sont issus de la décolonisation. Les séquelles des rebellions Touareg des années 1990 au Niger et au Mali et celles de différents groupes ethniques au Tchad sont encore très présents dans les esprits, justifiant peut être la perception que cette récurrence de rebellions obéit en fait à un processus de « Rébellion –Réinsertion-Défection »[5] <#_ftn5>, au Tchad, mais aussi au Mali et au Niger. Les programmes DDR (Démobilisation-Désarmement-Réinsertion), mis en œuvre avec l’appui financier de la communauté internationale, à la fin de chaque épisode de rébellion, ne seraient donc au mieux que des gratifications n’ayant qu’une efficacité transitoire et au pire une incitation à la récidive. Les raisons de la résurgence récente des conflits armés sur la bande sud du Sahara, sont elles aussi assez bien identifiées. Elles combinent la multiplication de groupements fondamentalistes, la jonction de ceux-ci avec des organisations criminelles internationales de trafic de drogue et d’êtres humains, l’effondrement du régime de Kadhafi en Lybie, le pays étant devenu un « marché d’armes à ciel ouvert »[6] <#_ftn6> et le pillage de cet arsenal militaire par des groupes terroristes. II y a bien sûr aussi l’incapacité persistante des états saharo-sahéliens à sécuriser leurs frontières et à maîtriser leurs provinces désertiques. Mais il y a surtout l’émergence d’une nouvelle forme de menace qui pose un défi inédit à la sécurité internationale et dont toutes les conséquences, y compris pour les stratégies de développement, n’ont pas encore été tirées, car « l’avènement de conflits labyrinthiques mettant en scène des groupes armés non étatiques qui se déploient de manière transnationale représente une transformation de l’ordre international qui n’a pas été suffisamment synthétisée par les décideurs politiques »[7] <#_ftn7>. Le conflit dans l’est du Tchad, sur sa frontière avec le Soudan, sans être définitivement terminé, comme l’attestent les événements récents, semble néanmoins sous contrôle, notamment en raison d’une forte présence des forces de maintien de la paix des Nations Unies. II faut ajouter les conséquences sur toute la région ouest africaine du conflit ivoirien, depuis le déclenchement de la toute première rébellion armée jusqu’à la guerre civile post-électorale, mais aussi les effets directs et directement dévastateurs dans certains pays de l’insurection de Boko Haram au Nigeria, pour avoir une mesure plus complète des conflits affectant la région. Les états du CILSS sont donc bel et bien en situation de conflits armés et de post conflits et l’exposition de leurs populations à l’insécurité s’en ressent bien évidemment. En réalité c’est donc le sahel tout entier, en tant que région géopolitique qui est fragile et pas seulement certains des états.

La chose est si évidente que les principaux acteurs internationaux (Nations Unies, Union Eurpoéenne…) ont élaboré des stratégies pour le Sahel dans des domaines comme la sécurité, la résilience à la secheresse et les réponses humanitaires aux crises alimentaires et même de lutte contre la vulnérabilité des populations pauvres à la malnutrition par exemple. Les états eux mêmes essaient de « mutualiser » leurs moyens militaires, même si c’est sous mandat onusien et avec le concours financier des bailleurs de fond.

II reste que quand il s’agit des institutions démocratiques, de l’autorité de l’état ou même des capacités de celui-ci à fournir aux populations les prestations nécessaires à la satisfaction de leurs besoins essentiels, on revient aux logiques « souveraines », à l’intérieur d’états trop fragiles pour être efficaces.

Vu l’état de l’Etat dans la plupart des pays du sahel, on ne pourrait que gagner à tenter des démarches moins solitaires….. *

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[1] <#_ftnref1> Le BTI n’évalue pas les états faiblement peuplés, d’où le manque de données pour le Cap Vert, la Gambie et la Guinée-Bissau et nous traduisons par « effectivité de l’état » le terme anglais « stateness ».

[2] <#_ftnref2> MO Ibrahim Index of African Governance conçu par J.F. Kennedy School of Government ; Harvard University, Boston, MA, USA.

[3] <#_ftnref3> Une façon d’exprimer, dans une optique de développement économique et social, ce qui est décrit par le CIFP dans une perspective de science politique. Voir sur ce point, le Rapport sur le développement dans le monde 2011 de la Banque Mondiale. Conflits, Sécurité et développement. Washington D.C. 2011.

[4] <#_ftnref4> Ces groupes n’ont jamais été totalement « pacifiés » pendant la période coloniale. II n’ont évidemment pas adhéré au principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation adopté par les états africains indépendants lors de la création de l’Organisation de l’Unité Africaine en 1961, ni en pratique jamais respecté les frontières sahariennes que les états n’ont pas les moyens de contrôler.

[5] <#_ftnref5> Expression forgée pour décrire, de façon sarcastique mais saisissante, en inversant le sigle DDR, la formation, la gestion et la dissolution des alliances entre groupes politico-militaires pour gouverner le Tchad, dont l’instabilité politique est sans doute la plus ( chronique du Sahel in « le Sahel et la contagion libyenne ». Politique étrangère. 4 : 2012 ; IFRI, Paris.

[6] <#_ftnref6> Politique étrangère, 4 : 2012, IFRI. Paris.

[7] <#_ftnref7> Ould-Mohamedou, M-M. :Genèse du conflit au Sahel. Esprit, Février 2012, Paris. Pp.115-117.